Quatre-cents (400) milliards de francs CFA par an et 10 % du PIB : derrière ces chiffres vertigineux des marchés publics togolais se cache une bataille silencieuse contre la corruption. Selon Transparency International, entre 10 et 25 % de chaque contrat public sont minés par ce fléau, pouvant atteindre jusqu’à 50 %. En août 2024 à Lomé, la Haute autorité de prévention et de lutte contre la corruption (HAPLUCIA) et l’Autorité de régulation de la commande publique (ARCOP) ont sonné la mobilisation générale. « La qualité de nos routes, de nos hôpitaux, de nos écoles en dépend », déclarait M. Kimelabalou ABA, Président de la HAPLUCIA. Malgré cette lueur d’espoir, l’hydre de la corruption reste tenace, s’infiltrant dans les moindres recoins de la commande publique togolaise. Chaque franc CFA détourné, c’est une école non construite, un médicament non livré, une route non entretenue. Un enjeu vital pour l’avenir du Togo.
Un lit de corruption
La corruption dans les marchés publics au Togo se décline en plusieurs formes systémiques : favoritisme, pots-de-vin, collusion entre soumissionnaires, népotisme et conflits d’intérêts. Ces pratiques affectent profondément le fonctionnement des institutions gouvernementales et la qualité des services publics.
Ces mécanismes illicites s’étendent à l’ensemble du processus de passation des marchés, depuis l’attribution jusqu’à leur exécution. Les témoignages d’experts révèlent un phénomène complexe et profondément enraciné dans les pratiques administratives togolaises, où les intérêts personnels priment souvent sur l’intérêt général.
Le processus de corruption s’immisce dès la phase d’attribution des marchés, ainsi que le révèle M. Aristide Agba, juriste spécialiste, avec une lucidité saisissante : « Un déjeuner anodin peut dissimuler les prémices d’un arrangement, où l’interlocuteur glisse subrepticement l’identité de sa société ». Ces contacts informels visent à influencer subtilement l’évaluation des offres, allant parfois jusqu’à suggérer des modifications opportunes.
La pratique des « cadeaux » s’est institutionnalisée au point de devenir un mécanisme quasi-administratif. Un responsable ministériel l’exprime sans détour : « Sur un marché de 3 milliards, prétendre qu’un versement d’un ou deux millions est impensable relève de la pure illusion ». Cette situation s’avère d’autant plus problématique qu’elle demeure juridiquement peu encadrée, contrairement à certains pays ouest-africains.
La phase d’exécution des marchés n’échappe pas à ces pratiques frauduleuses. M. Ali Essowè Junior, PRMP au ministère des Sports, dénonce les bureaux de contrôle qui, censés être « l’œil de l’autorité contractante », valident des ouvrages non conformes contre rétrocommissions.
Cette généralisation trouve racine dans des facteurs structurels : des rémunérations dérisoires incitent à la corruption, tandis que les dysfonctionnements étatiques créent un terreau fertile aux arrangements occultes. Comme le souligne un praticien, « face à des salaires dérisoires et des flux financiers considérables, la tentation devient presque naturelle ».
Alors que la responsabilité des fonctionnaires est souvent pointée du doigt, les entrepreneurs eux-mêmes reconnaissent leur rôle actif dans ce cercle vicieux de malversations. Un chef d’entreprise, à la tête d’un groupe important, brise un silence pesant en affirmant que « la corruption est devenue une norme institutionnalisée », révélant un mécanisme systémique qui dépasse la simple opportunité individuelle.
Face à des délais de paiement interminables et une pression concurrentielle impitoyable, un second entrepreneur témoigne des mécanismes pernicieux qui gangrènent la commande publique. « Quand on vous fait comprendre qu’un ‘petit geste’ pourrait accélérer le traitement d’un dossier, on n’a pas vraiment le choix », explique-t-il, avouant avoir déjà « glissé de l’argent » pour obtenir un marché. Ces pratiques, loin d’être marginales, sont désormais présentées comme un « mal nécessaire » par certains acteurs économiques, qui pointent un système où la corruption serait devenue la règle plutôt que l’exception.
Des secteurs à haut risque et des pratiques opaques
Dans les coulisses du pouvoir togolais, plusieurs secteurs sont particulièrement exposés à la corruption : énergie, mines, grands travaux, télécommunications et équipements militaires.
Trois affaires emblématiques illustrent ces dérives. Premièrement, à la Compagnie Énergie Électrique du Togo (CEET), l’ex-directeur général Santiegou Laré a été épinglé en octobre 2022 pour avoir acquis 10 véhicules pick-up de 175 millions de francs CFA auprès de CFAO, sans aucune mise en concurrence.
Deuxièmement, le rapport de la Cour des comptes sur les fonds Covid-19 révèle des détournements caractéristiques : le ministère de la Sécurité a utilisé 57 millions pour rénover des bureaux, pendant que celui de la Communication dépensait 6 millions pour construire un parking, bien loin des objectifs initiaux de riposte pandémique.
Troisièmement, l’appel d’offres pour l’aménagement de la rue Tandjouare a mis au jour un cas de corruption impliquant un entrepreneur, un responsable de passation de marché et un technicien, conduisant le Comité de Règlement des Différends à renvoyer le dossier à la HAPLUCIA pour des poursuites pénales.
Un fléau aux conséquences irréversibles
La corruption dans les marchés publics au Togo a des répercussions profondes sur le développement économique et social du pays. Selon Transparency International, elle peut entraîner des pertes allant de 10 à 25 % de la valeur d’un contrat, pouvant atteindre 50 % dans les cas extrêmes.
Ces malversations provoquent un détournement massif des ressources publiques. Les fonds destinés aux infrastructures essentielles comme la santé et l’éducation sont souvent utilisés pour des pots-de-vin, compromettant la qualité des services publics. Dans un contexte de salaires insuffisants, certains fonctionnaires voient ces pratiques comme un moyen de compléter leurs revenus.
La corruption influence négativement la sélection des soumissionnaires, favorisant des entreprises moins compétentes et conduisant à des travaux de qualité médiocre. Comme le souligne M. Kimelabalou ABA, Président de la HAPLUCIA, la transparence dans l’attribution des marchés conditionne directement la qualité des infrastructures publiques : routes, écoles et structures sanitaires.
Une lutte sans relâche…
Le Togo s’est doté d’un arsenal juridique et opérationnel pour lutter contre la corruption dans les marchés publics. Dans une démarche volontariste, le pays a adopté un décret établissant un code d’éthique strict dans les marchés publics, créé un numéro vert de signalement et multiplié les formations pour sensibiliser les agents publics. Objectif : restaurer l’intégrité et la transparence dans la commande publique.
Le décret n° 2019-097/PR établissant le code d’éthique et de déontologie dans la commande publique au Togo représente une pierre angulaire dans la stratégie nationale de lutte contre la corruption. Les dispositions de l’article 11 sont particulièrement significatives, car elles interdisent formellement aux agents publics toute forme de sollicitation ou d’acceptation d’avantages, qu’ils soient en nature ou en espèces. Cette interdiction est renforcée par l’article 25 qui impose aux autorités contractantes la mise en place de systèmes d’alerte pour identifier et signaler les pratiques corruptives.
L’efficacité de ce code réside dans son approche globale qui va au-delà de la simple interdiction des actes de corruption. Il établit un système complet de surveillance et de traçabilité pour prévenir les malversations sous toutes leurs formes. L’article 16 met l’accent sur la transparence des processus et garantit un accès équitable à l’information pour l’ensemble des candidats et soumissionnaires, réduisant ainsi les risques de corruption. De manière complémentaire, l’article 26 rend obligatoire la documentation écrite de toutes les interactions entre les agents publics et les prestataires, assurant une traçabilité totale des échanges.
Dans sa dynamique de lutte contre la corruption, le Togo a mis en place un numéro vert (80008888) géré par l’ARCOP, permettant aux citoyens de signaler des cas suspectés de corruption dans les marchés publics. Ce dispositif reçoit régulièrement des appels de dénonciation, avec des résultats parfois concrets.
L’engagement conjoint de l’ARCOP et de la HAPLUCIA s’est manifesté le 26 août 2024 à Lomé par une formation destinée aux membres des organes de gestion de la commande publique, centrée sur la prévention et la lutte contre la corruption.
Le Directeur Général par intérim de l’ARCOP, Monsieur Aftar Touré MOROU, a souligné la possibilité de réduire l’impact de la corruption grâce aux dispositifs mis en place. Désormais, les acteurs de la commande publique sont tenus de remplir des formulaires de déclaration d’intérêts et de s’engager formellement à respecter les principes éthiques et déontologiques.
Endiguer la corruption
La digitalisation apparaît comme un levier crucial pour lutter contre la corruption. La mise en place de plateformes électroniques transparentes pour les appels d’offres permettrait de réduire les interactions directes susceptibles de générer des arrangements occultes.
La formation représente un axe stratégique majeur. Comme le souligne M. Kimelabalou ABA, Président de la HAPLUCIA, « la lutte contre la corruption passe par une transformation culturelle profonde ». Des programmes de sensibilisation réguliers doivent être dispensés à tous les agents publics impliqués dans la commande publique.
Le numéro vert (80008888) de l’ARCOP doit être renforcé par un dispositif légal protégeant effectivement les personnes qui dénoncent des pratiques corruptives, avec des mécanismes de confidentialité contre les représailles.
L’application systématique de sanctions administratives et pénales contre les contrevenants est essentielle, avec la publication de rapports détaillés sur les cas détectés pour produire un effet dissuasif.
Pour ALAKI K. Essoham Ex-Directeur de la réglementation et des affaires juridiques/ ARCOP Togo, la corruption dans les Marchés public n’est pas seulement un problème juridique mais un défi moral qui interroge notre capacité collective à construire une société plus juste avec des valeurs.
Shalom Ametokpo